Dépendance & Entrepreneuriat

Dans un contexte marqué par l'héritage colonial et une forte centralisation des politiques publiques, la Martinique et la Guadeloupe font face à une réalité économique paradoxale : malgré une dynamique entrepreneuriale croissante, leur développement reste largement tributaire des subventions de l’État.

Cette dépendance, à la fois sécurisante et contraignante, freine l’autonomie économique, limite l’innovation et entretient une forme d’immobilisme structurel. Pourtant, les ressources humaines, culturelles et créatives locales ne manquent pas.

Et si l'entrepreneuriat devenait un levier pour transformer cette dépendance en force ? Cette réflexion explore les origines de cette fragilité structurelle.

Introduction

La Martinique et la Guadeloupe, départements français d’outre-mer, partagent une caractéristique commune : une dépendance structurelle importante vis-à-vis des aides publiques. Ce modèle économique, hérité du passé colonial et renforcé par la départementalisation de 1946, a façonné un système dans lequel l’État occupe une place centrale dans le financement et le fonctionnement de l’économie locale. Cette dépendance s’exprime par une surreprésentation des aides sociales, des dotations budgétaires, et des subventions aux collectivités territoriales et aux entreprises.

Or, ce modèle pose question : bien qu’il ait permis un certain niveau de stabilité sociale, il limite également l’autonomie économique, freine la prise d’initiative et étouffe l’innovation locale. Dans ce contexte, la relance par l’entrepreneuriat vecteur d’autonomisation, d’innovation et de création de valeur apparaît comme une voie pertinente pour rompre avec cette logique de dépendance.

Cette réflexion s'intéresse à la structure de cette dépendance et à ses origines historiques et économiques.

I. Une dépendance structurelle aux subventions publiques

A. Histoire et origines de la dépendance

L’histoire de la dépendance économique des Antilles françaises ne peut être comprise sans revenir aux fondements de leur structure sociale et économique coloniale. Dès les débuts de la colonisation, l’économie martiniquaise et guadeloupéenne a été construite autour d’un système de plantation, orienté vers l’exportation et fondé sur l’exploitation esclavagiste. Ce modèle de monoculture (canne à sucre, puis banane) a établi une logique de dépendance à un centre hexagonal, la France, qui fournissait capitaux, législation, et encadrement administratif.

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, cette dépendance ne s’est pas estompée ; elle s’est simplement transformée. La départementalisation de 1946 a consacré l’intégration institutionnelle des Antilles à la République française, mais également leur ancrage dans un modèle économique assisté. À travers ce processus, l’État a étendu ses fonctions régaliennes : éducation, santé, infrastructures, protection sociale, toutes largement financées par des transferts publics en provenance de la métropole.

Par ailleurs, l’instauration du principe d’assimilation a conduit à une uniformisation des politiques économiques, sans nécessairement tenir compte des réalités locales. Cette centralisation a alimenté un système de dépendance économique dans lequel les collectivités territoriales et les individus attendent largement de l’État des solutions aux problèmes socio-économiques.

Nos questionnements et expériences terrains nous laisse penser que cette dépendance s’enracine également dans des structures sociales héritées du colonialisme.

En somme, la dépendance actuelle des Antilles françaises aux subventions publiques est le résultat d’un enchevêtrement de facteurs historiques (colonialisme, esclavage, départementalisation), politiques (assimilation, centralisation des décisions), et sociaux (hiérarchies raciales, domination économique). Cette structure rend difficile l’émergence d’un tissu entrepreneurial autonome, pourtant crucial pour toute stratégie de développement durable et endogène.

B. Impacts économiques et sociaux de cette dépendance

La dépendance structurelle des Antilles françaises aux subventions publiques ne produit pas uniquement des effets économiques. Elle façonne en profondeur les mentalités, les rapports sociaux, les trajectoires professionnelles, et plus largement, les représentations collectives du travail, de la réussite et du pouvoir. Ce phénomène s’inscrit dans une histoire longue, nourrie par le modèle colonial, la départementalisation et l'assimilation républicaine, mais aussi interrogée de manière critique par des penseurs comme Édouard Glissant, dans Le Discours antillais.

1. Une société structurée autour de la rente publique

Depuis la départementalisation de 1946, l'État français a joué un rôle central dans le financement et l’organisation de l’économie antillaise. En l’absence d’un secteur productif local suffisamment fort, c’est le secteur public et notamment la fonction publique qui est devenu le principal pourvoyeur d’emplois stables, bien rémunérés et socialement valorisés. Ce déséquilibre entre économie productive et économie administrative a engendré ce que Glissant nomme une "confrontation de couches sociales" : d’un côté, les fonctionnaires, assimilés à l’élite républicaine, perçus comme intégrés au système, jouissant d’un certain prestige social ; de l’autre, les producteurs, les artisans, les petits commerçants, les agriculteurs, relégués à des positions économiques précaires, invisibilisés dans les discours officiels, et souvent dépendants de l’aide ou de la survie informelle.

Ainsi s’est installée une hiérarchie implicite entre ceux qui "tiennent les bureaux" et ceux qui "tiennent le terrain", avec un renversement des valeurs : la stabilité statutaire prime sur la création, la sécurité sur le risque, l’appartenance à l’État sur l’initiative privée.

2. Une perception faussée de la réussite et de l’effort

Dans cette société construite autour de la centralité de l’administration publique, le fonctionnaire n’est pas seulement un acteur économique : il devient le modèle social dominant, celui auquel on aspire. Cette survalorisation du statut public a progressivement marginalisé les autres formes d’engagement économique et culturel, au point de créer une vision biaisée de la réussite sociale, désormais synonyme d’intégration à la structure étatique.

Édouard Glissant dénonce cette mécanique comme un outil idéologique, forgé dans la logique coloniale, prolongée par l’assimilation : l’État crée des fonctions, les remplit avec des Antillais, les érige en élite visible, puis fait de cette élite la représentation "officielle" du progrès. Or, selon Glissant, cela ne constitue pas une émancipation, mais une aliénation masquée, car elle maintient les populations dans une logique de dépendance et de représentation externe de leur propre valeur.

3. La mentalité d’assisté : symptôme ou conséquence ?

Dans ce contexte, la mentalité d’assisté souvent reprochée aux populations ultramarines ne relève pas d’un défaut individuel ou culturel, mais bien d’une conséquence logique d’un système qui a institutionnalisé l’aide, valorisé la passivité fonctionnelle, et marginalisé l’initiative indépendante.

Lorsque les subventions, les aides sociales, les contrats aidés ou les dotations deviennent le cœur du lien économique entre l’individu et l’État, le réflexe de création, d’innovation, d’entrepreneuriat se trouve inhibé. La prise de risque devient une anomalie, l’attente une norme.

Ce climat a également nourri une forme de résignation collective, où l’on ne se pense pas toujours comme acteur du changement, mais comme demandeur de solutions venues d’ailleurs de la métropole, des élus, ou de l’État. C’est cette posture qu’Édouard Glissant appelle à subvertir, en invitant les Antilles à retrouver leur capacité à produire elles-mêmes leur propre système de valeur et d'action.

4. Un frein au développement autonome

Sur le plan strictement économique, cette logique de dépendance engendre plusieurs déséquilibres durables :

  • Faible diversification de l’économie, concentrée autour du secteur public et de quelques activités subventionnées (agriculture, BTP, services).

  • Sous-développement du secteur privé, particulièrement en matière de PME/TPE durables et innovantes.

  • Érosion de la compétitivité locale, les entreprises devant composer avec une main-d'œuvre peu attirée par le secteur productif, en raison d’un contraste fort entre précarité entrepreneuriale et confort relatif du secteur public.

  • Rigidité du marché du travail, où la fonction publique attire les talents et assèche le vivier de l’initiative privée.

Ainsi, la dépendance aux aides publiques ne doit pas être seulement lue comme un facteur économique, mais comme une architecture sociale et mentale, façonnée par l’histoire coloniale, amplifiée par la départementalisation, et interrogée de manière lucide par des penseurs tels que Glissant.

II. L’écosystème entrepreneurial Martiniquais et Guadeloupéen

Malgré une situation socio-économique marquée par la dépendance aux aides publiques, la Martinique et la Guadeloupe connaissent depuis quelques années une dynamique entrepreneuriale en progression. Toutefois, cette vitalité reste fragile, freinée par de nombreux obstacles structurels, sociaux et culturels. Le tissu entrepreneurial local, bien que modeste, est en mutation et laisse entrevoir des perspectives de transformation économique pour les territoires antillais.

A. Une dynamique freinée

Plusieurs facteurs freinent encore le développement d’un entrepreneuriat structuré dans ces départements :

- Une insularité pénalisante, notamment du fait de l’éloignement géographique avec l’hexagone, qui entraîne des coûts d’import/export élevés, un accès limité à certains marchés, et une dépendance logistique accrue.

- Un environnement économique peu compétitif, dominé par quelques grands groupes économiques souvent liés aux anciennes élites coloniales, qui concentrent l’essentiel du capital, de l’immobilier et de la grande distribution. Cette concentration freine l’émergence de nouveaux acteurs, limite les débouchés commerciaux et perpétue des inégalités d’accès aux ressources économiques.

- Des difficultés d’accès au financement, renforcées par une méfiance des banques locales vis-à-vis des jeunes entrepreneurs et des projets jugés trop risqués, notamment lorsqu’ils s’inscrivent dans des secteurs innovants ou culturels.

- Des pesanteurs administratives, notamment dans les démarches de création d’entreprise et d’obtention d’aides, qui peuvent décourager les porteurs de projet.

- Un phénomène de "fuite des cerveaux", dû au départ massif des jeunes vers l’Hexagone pour poursuivre leurs études ou chercher un emploi, privant ainsi l’économie locale de compétences, d’expertise et d’innovation.

B. Des signes de mutation positive

Malgré ces contraintes, plusieurs signaux témoignent d’une évolution lente mais réelle du tissu entrepreneurial antillais :

- Une hausse notable des créations d’entreprises : en Martinique, on a observé une augmentation de 32 % des créations d’entreprises entre 2020 et 2021, avec plus de 5 000 entreprises créées en 2021. Ces chiffres traduisent une volonté croissante des habitants de créer leur propre emploi ou de développer des projets indépendants.

- Un profil entrepreneurial qui se diversifie : les motivations à entreprendre ne se limitent plus à une nécessité économique, mais intègrent également une recherche d’indépendance (61 %), un goût du défi (44 %) et une volonté de contribuer au développement local.

- Le secteur informel, vivier d’initiatives : une part importante de la population martiniquaise développe des activités économiques non déclarées, souvent en parallèle d’un emploi salarié ou au chômage. Ce phénomène, ancré dans la culture de la « débrouillardise » (« débrouya pa péché »), révèle une énergie entrepreneuriale latente qui ne demande qu’à être encadrée et structurée.

- L’émergence de jeunes entrepreneurs et de projets innovants, notamment dans les secteurs des services, du numérique, de l'agro transformation, ou encore de l’artisanat. Ces initiatives, souvent soutenues par des dispositifs d’accompagnement ou d’exonération fiscale spécifiques aux outre-mer, constituent une base pour un développement plus autonome.

C. Une culture entrepreneuriale en construction

Enfin, la mutation du tissu entrepreneurial repose aussi sur une transformation lente des mentalités et des représentations sociales. Longtemps perçue comme risquée ou réservée à une élite, la création d’entreprise devient progressivement une voie crédible d’émancipation professionnelle, notamment chez les jeunes. Cette évolution est encouragée par la diffusion de nouveaux modèles de réussite, mais elle nécessite encore un travail de fond sur l’éducation, la formation et l’accompagnement à l’entrepreneuriat.

La Martinique et la Guadeloupe devraient avoir un questionnement majeur : celui de sortir d’un modèle économique marqué par une forte dépendance aux subventions publiques. Ce modèle, hérité de l’histoire coloniale et renforcé par des logiques institutionnelles d’assimilation, a certes permis de maintenir une forme de stabilité sociale, mais au prix d’une faible autonomie économique, d’un tissu entrepreneurial sous-développé et d’un dynamisme productif limité.

Pour amorcer une transformation en profondeur, il est essentiel de repenser les leviers de développement à l’échelle locale. Parmi eux, l’entrepreneuriat apparaît comme une solution stratégique et durable. À l’échelle mondiale, il est reconnu comme un moteur essentiel de croissance, d’innovation et d’inclusion économique.

CONCLUSION

Il permet de créer des emplois, de valoriser les ressources locales et de renforcer la résilience des territoires, notamment dans les contextes insulaires. Dans les Antilles françaises, encourager l’entrepreneuriat, structurer les initiatives informelles, et soutenir les projets créateurs de valeur locale peuvent permettre de réduire significativement les logiques d’assistance, d’enclencher une dynamique économique autonome et de donner aux populations locales les moyens d’être actrices de leur propre développement.

La voie est donc ouverte vers une nouvelle stratégie économique : passer d’un modèle de dépendance à un modèle de création, où l’esprit d’initiative, la culture de l’innovation et l’ancrage territorial deviennent les piliers d’un développement plus juste, plus autonome et plus durable.